Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/176

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ça d’ici. « Écoute, qu’i’ m’dit, j’vas y porter une lettre, et non seul’ment une lettre, mais même la réponse j’te porterai. » Puis, tout d’un coup, i’ s’frappe son front, c’Boche, et i’ s’rapproche d’moi : « Écoute, mon vieux, bien mieux encore. Si tu veux faire c’que j’te dis, tu la verras, ta femme, et aussi tes gosses, et tout, comme j’te vois. » I’ m’raconte que pour ça, y a qu’à aller avec lui, à telle heure, avec une capote boche et un calot qu’i’ m’aura. I m’mêlerait à la corvée de charbon dans Lens ; on irait jusqu’à chez nous. J’pourrais voir, à condition de m’planquer et de n’pas m’faire voir, attendu qu’i’ répond des hommes qui s’ront d’la corvée, mais qu’y a, dans la maison, des sous-offs dont il n’répondait pas… Eh bien, mon vieux, j’ai accepté ! »

— C’était grave !

— Bien sûr oui, c’tait grave. Je m’suis décidé tout d’un coup, sans réfléchir, sans vouloir réfléchir, vu qu’j’étais ébloui à l’idée que j’allais revoir mon monde, et si après j’étais fusillé, eh bien, tant pis : donnant donnant. C’est l’offre de la loi et de la d’mande, comme dit l’autre, pas ?

» Mon vieux, ça n’a pas fait une arnicoche. L’seul avatar c’est qu’ils ont eu du boulot à m’trouver un calot assez large, parce que, tu sais, j’ai la tête très forte. Mais ça même ça s’est arrangé : on m’a déniché, à la fin, une boîte à poux assez grande pour que ma tête puisse y contenir. J’ai justement des bottes boches, celles à Caron, tu sais. Alors, nous v’là partis dans les tranchées boches (même qu’elles sont salement pareilles aux nôtres) avec ces espèces de camarades boches qui m’disaient en très bon français – comme ç’ui que j’cause – de n’pas m’en faire.

» Y a pas eu d’alerte, rien. Pour aller, ça a été. Tout s’est passé si en douce et si simplement que je m’figurais pas qu’j’étais un Boche à la manque. On est arrivé à Lens à la nuit tombante. J’m’rappelle avoir passé devant la Perche et avoir pris la rue du Quatorze-Juillet. J’voyais