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Puis il s’arrête encore, comme sur le haut de la route. J’entends sa voix balbutier, presque basse :

— Ben quoi ! on y est… C’est qu’on y est…

En effet, nous n’avons pas quitté la plaine, la vaste plaine stérilisée, cautérisée – et cependant nous sommes dans Souchez !

Le village a disparu. Jamais je n’ai vu une pareille disparition de village. Ablain-Saint-Nazaire et Carency gardent encore une forme de localité, avec leurs maisons défoncées et tronquées, leurs cours comblées de plâtras et de tuiles. Ici, dans le cadre des arbres massacrés – qui nous entourent, au milieu du brouillard, d’un spectre de décor – plus rien n’a de forme : il n’y a pas même un pan de mur, de grille, de portail, qui soit dressé, et on est étonné de constater qu’à travers l’enchevêtrement de poutres, de pierres et de ferraille, sont des pavés : c’était ici, une rue !

On dirait un terrain vague et sale, marécageux, à proximité d’une ville, et sur lequel celle-ci aurait déversé pendant des années régulièrement, sans laisser de place vide, ses décombres, ses gravats, ses matériaux de démolitions et ses vieux ustensiles : une couche uniforme d’ordures et de débris parmi laquelle on plonge et l’on avance avec beaucoup de difficulté, de lenteur. Le bombardement a tellement modifié les choses qu’il a détourné le cours du ruisseau du moulin et que le ruisseau court au hasard et forme un étang sur les restes de la petite place où il y avait la croix.

Quelques trous d’obus où pourrissent des chevaux gonflés et distendus, d’autres où sont éparpillés les restes, déformés par la blessure monstrueuse de l’obus, de ce qui était des êtres humains.

Voici, en travers de la piste qu’on suit et qu’on gravit comme une débâcle, comme une inondation de débris sous la tristesse dense du ciel, voici un homme étendu