Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/166

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ça : une espèce de longue chose crevée, triste, triste… Regarde-moi ces deux tranchées de chaque côté, tout du long, à vif, c’pavé labouré, troué d’entonnoirs, ces arbres déracinés, sciés, roussis, cassés en bûchers, jetés dans tous les sens, percés par des balles – tiens, c’t’écumoire, ici ! – ah ! mon vieux, mon vieux, tu peux pas t’imaginer c’qu’elle est défigurée, cette route ! »

Et il s’avance, en regardant à chaque pas, avec de nouvelles stupeurs.

Le fait est qu’elle est fantastique, la route de chaque côté de laquelle deux armées se sont tapies et cramponnées, et sur qui se sont mêlés leurs coups pendant un an et demi. Elle est la grande voie échevelée parcourue seulement par les balles et par des rangs et des files d’obus, qui l’ont sillonnée, soulevée, recouverte de la terre des champs, creusée et retournée jusqu’aux os. Elle semble un passage maudit, sans couleur, écorchée et vieille, sinistre et grandiose à voir.

— Si tu l’avais connue ! Elle était propre et unie, dit Poterloo. Tous les arbres étaient là, toutes les feuilles, toutes les couleurs, comme des papillons, et il y avait toujours dessus quelqu’un à dire bonjour en passant : une bonne femme ballottant entre deux paniers ou des gens parlant haut sur une carriole, dans l’bon vent, avec leurs blouses en ballons. Ah ! comme la vie était heureuse autrefois !

Il s’enfonce vers les bords du fleuve brumeux qui suit le lit de la route, vers la terre des parapets. Il se penche et s’arrête à des renflements indistincts sur lesquels se précisent des croix : des tombes, encastrées de distance en distance dans le mur du brouillard, comme des chemins de croix dans une église.

Je l’appelle. On n’arrivera pas si on marche comme ça d’un pas de procession. Allons !

Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui, la tête brouillée et alourdie de pensées, se traîne derrière, essayant vainement d’échanger des regards avec les