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lage pris et repris, et qu’on s’est si fort arraché les uns aux autres.

Mais ce matin, en effet, un brouillard intense nous enveloppe, et, à la faveur de ce grand voile que le ciel jette sur la terre, on peut se risquer… On est sûr, tout au moins, de ne pas être vu. Le brouillard obstrue hermétiquement la rétine perfectionnée de la saucisse qui doit être quelque part là-haut ensevelie dans l’ouate, et il interpose son immense paroi légère et opaque entre nos lignes et les observatoires de Lens et d’Angres d’où l’ennemi nous épie.

— Ça colle ! dis-je à Poterloo.

L’adjudant Barthe, mis au courant, remue la tête de haut en bas, et il abaisse les paupières pour indiquer qu’il ferme les yeux.

Nous nous hissons hors de la tranchée, et nous voilà tous les deux debout sur la route de Béthune.

C’est la première fois que je marche là pendant le jour. Nous ne l’avons jamais vue que de très loin, cette route terrible, que nous avons si souvent parcourue ou traversée par bonds, courbés dans l’ombre et sous les sifflements.

— Eh bien, tu viens, vieux frère ?

Au bout de quelques pas, Poterloo s’est arrêté au milieu de la route où le coton du brouillard s’effiloche en longueur, il est là à écarquiller ses yeux bleu horizon, à entrouvrir sa bouche écarlate.

Ah ! là là, ah ! là là !… murmure-t-il.

Tandis que je me tourne vers lui, il me montre la route et me dit en hochant la tête :

— C’est elle. Bon Dieu, dire que c’est elle !… C’bout où nous sommes, j’le connais si bien qu’en fermant les yeux, j’le r’vois tel que, exact, et même i’ s’revoit tout seul. Mon vieux, c’est affreux, d’la r’voir comme ça. C’était une belle route, plantée, tout au long, de grands arbres…

» Et maintenant, qu’est-ce que c’est ? Regarde-moi