Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Et pis après ? C’est toujours comme ça, mon vieux. Tu changeras pas l’homme.

— Rien à faire. Rouspéter, t’plaindre ? Tiens, en fait d’plainte, t’as connu Margoulin ?

— Margoulin, c’bon type de chez nous qu’on a laissé mourir sur le Crassier parc’qu’on l’a cru mort ?

— Eh ben, lui voulait s’plaindre. Tous les jours i’ parlait d’faire une réclamation sur tout ça là-dessus au capitaine, au commandant, et de d’mander qu’i’ soit établi que chacun montera à son tour aux tranchées. Tu l’entendais dire après la croûte : « J’y dirai, vrai comme v’là un quart de vin là. » Et l’instant d’après : « Si j’y dis pas, c’est qu’jamais y a un quart de vin là. » Et si tu r’passais tu l’r’entendais : « Tiens, c’est-i’ un quart de vin ça ? Eh bien, tu verras si j’y dirai ! » Total : i’ n’a rien dit du tout. Tu m’diras : « Il a été tué. » C’est vrai, mais avant, il avait eu largement le temps de le faire deux mille fois s’il avait osé.

— Tout ça, ça m’emmerde, gronda Blaire, sombre, avec un éclair de fureur.

— Nous autres, on n’a rien vu – vu qu’on voit rien – Mais si on voyait !…

— Mon vieux, s’écria Volpatte, les dépôts, écoute bien c’que j’vais t’dire : faudrait détourner dans eux tous, tout partout, la Seine, la Garonne, le Rhône et la Loire pour les nettoyer. En attendant là-dedans, i’s vivent, et même i’s vivent bien, et i’s vont roupiller tranquillement, chaque nuit, chaque nuit !

Le soldat se tut. Au loin, il voyait, lui, la nuit qu’on passe, recroquevillé, palpitant d’attention et tout noir, au fond du trou d’écoute dont se silhouette, tout autour, la mâchoire déchiquetée, chaque fois qu’un coup de canon jette son aube dans le ciel.

Cocon fit amèrement :

— Ça ne donne pas envie de mourir.

— Mais si, reprend placidement quelqu’un, mais si… N’exagère pas, voyons, peau d’hareng saur.