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arriverez pas. Vous ne pouvez pas faire cette lieue-là par la nuit avec des chemins défoncés et des marais partout. N’essayez même pas. — Ben, on ira d’main alors ; on va seulement chercher où passer la nuit. — J’vais aller avec vous, que j’dis, jusqu’à la ferme du Pendu. Y a d’la place, c’est pas ça qui manque là-dedans. Vous y ronflerez et pourrez partir au p’tit jour. Jy ! mettons-y un coup jusque-là.

» Cette ferme, la dernière maison de Villers, elle est sur la pente ; aussi y avait des chances qu’elle soye pas enfoncée dans l’eau et la vase.

» On r’sort. Quelle dégringolade ! On était mouillé à n’pas y t’nir, et l’eau vous entrait aussi dans les chaussettes par les semelles et par le drap du froc, détrempé et transpercé aux g’noux. Avant d’arriver à c’Pendu, on rencontre une ombre en grand manteau noir avec un falot. À lève le falot et on voit un galon doré sur la manche, puis une figure furibarde.

» — Qu’est-ce que vous foutez là ? dit l’ombre en campant en arrière et en mettant un poing sur la hanche, tandis que la pluie faisait un bruit de grêle sur son capuchon.

» — C’est des permissionnaires pour Vauvelles. Ils peuvent pas r’partir à c’soir. I’s voudraient coucher dans la ferme du Pendu.

» — Quoi vous dites ? Coucher ici ? C’est-i’ qu’vous seriez marteaux ? C’est ici le poste de police. J’suis l’sous-officier de garde, et il y a des prisonniers boches dans les bâtiments. Et même, j’vas vous dire, qu’i’ dit : il faudrait voir à c’que vous vous fassiez la paire d’ici, en moins de deux. Bonsoir.

» Alors on fait d’mi-tour et on se r’met à r’descendre en faisant des faux pas comme si on était schlass, en glissant, en soufflant, en clapotant, en s’éclaboussant. Un des copains m’crie dans la pluie et le vent : « On va toujours t’accompagner jusqu’à chez toi ; pisqu’on n’a pas d’maison, on a l’temps. »