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paroles cherchaient les plus vibrants souvenirs avant de se changer en choses.

— Ce fut triste quand, le lendemain du jour où tu fus à moi, je te revis chez toi, à une réception, — inaccessible, au milieu des gens. Maîtresse de maison accomplie aussi aimable pour l’un que pour l’autre, un peu timide, tu distribuais à chacun des paroles banales, tu prêtais vainement à tous — à moi comme aux autres — la beauté de ta figure.

« Tu avais cette robe verte, d’une couleur si fraîche, au sujet de laquelle on te plaisantait… Je me rappelais, tandis que tu passais et que je n’osais pas te suivre des yeux, combien nous avions été fous dans nos premiers transports ; je me disais : « J’ai eu autour de mon cou l’énorme collier de ses jambes nues ; j’ai tenu dans mes bras son corps souple et raidi ; je l’ai caressée jusqu’au sang. » C’était un grand triomphe, mais ce n’était pas un triomphe calme, puisqu’à ce moment je te désirais et que je ne pouvais t’avoir. L’étreinte avait été, serait, sans doute, mais elle n’était pas, et bien que tout ton trésor fût à moi, j’étais pauvre en ce moment. Et puis, quand on n’a pas, qui sait si on aura encore !

— Ah ! non, — soupira-t-elle, dans une grandissante beauté de ses souvenirs, de ses pensées, de toute son âme, — l’amour n’est pas du tout ce qu’on dit ! Moi aussi, j’étais secouée par des angoisses. Comme il a fallu que je me cache, dissimulant tout signe de bonheur, l’enfermant à la hâte dans mon cœur ! Les premiers temps, je n’osais plus m’endormir de peur de prononcer ton nom en