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tristesse. Il repassa la Sangsurière, un peu au-delà de laquelle il avait conduit Sombreval ; espèce d’abîme de limon perfide et dangereux qu’il fallait traverser sur une chaussée rompue, dont les pierres s’écroulaient sous les pieds des chevaux. Le soleil venait de se coucher et, en se couchant, il avait enlevé à ces parages, solitaires et sinistres, au soir, le peu de vie qu’ils avaient quand, avant de tomber tout à coup et de disparaître, il envoyait par quelque trou des haies d’épine noire défoncées, l’aumône d’un dernier rayon au miroir épais de ces fanges…

Ce soir-là, au bord d’une eau qui n’était plus même glauque sous ce ciel éteint, et qu’encaissait une gluante argile aux tons verdâtres, Néel vit une petite fille esseulée, n’ayant qu’un jupon semblable à un pagne et une chemise de chanvre dont ses maigres épaules grandissaient les trous… Elle plongeait courageusement une de ses jambes nues dans le gouffre immonde et pêchait aux sangsues, en faisant un appeau aux âpres suceuses, de sa chair d’enfant. Elle avait déjà étanché, en se la liant avec du jonc, le sang de son autre jambe, car c’est du sang qu’il faut donner pour avoir de ces bêtes à vendre aux herboristes des bourgs voisins, et pour rapporter à la maison un morceau de pain, qui ne refera peut-être pas le sang perdu…