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et Regane, etc., Shakespeare a presque toujours la même femme, qu’elle soit vierge, matrone, épouse, mère ou fille, qu’elle s’appelle Desdemona, Ophelia, Juliette, Jessica, Cordelia, Miranda, Cœlia, Rosalinde, etc., et c’est la femme de l’instinct, la femme de la nature naturante, dit si spirituellement Saint-Victor ; tandis qu’au contraire la femme de Balzac est bien autrement compliquée, et par la très excellente raison que lui, Balzac, ne peignait pas, comme Shakespeare, purement et simplement la nature humaine, mais, comme il le disait lui-même : la nature, plus toute une société. C’est cet ajoutement de toute une société que Balzac s’était donné la mission de peindre, c’est cet ajoutement à la nature humaine, que Shakespeare peignait ici et là, à bâtons rompus, dans ses énergies individuelles, qui devait faire et qui a fait de Balzac, si vous étudiez avec attention tous les personnages de ses œuvres, un pétrisseur de pâte humaine d’un pouce bien autrement curieux et acharné que Shakespeare ; car il mourut infatigable, sans avoir terminé son œuvre.

Il mourut, plein de force, au pied de son monument si glorieusement élevé déjà et inachevé, un monument comme nul rêveur d’aucune civilisation connue n’en avait imaginé un. Il avait à peu près l’âge qu’avait Shakespeare quand celui-ci, fatigué et probablement épuisé de génie, se retira dans sa petite ville natale pour y vivoter, comme un bourgeois en-