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qui finissent par être impertinentes malgré les coups de chapeau dont on les assaisonne. Aussi ai-je répondu à Guérin que sans plus il reprît le manuscrit et eût à le remettre en vos mains sacro-saintes. Portez-le à Levavasseur, qu’il lise, et vite, et concluez avec lui pour le plus d’argent que vous pourrez, mais sans descendre plus bas que douze cents francs. Je vous investis de la charge de mandataire, sûr que je suis de votre amitié, qui ferait plus pour moi que vous ne feriez pour vous. Je m’en fie au désir que vous avez de voir le livre de votre ami imprimé. Seulement, qu’en échange du manuscrit on vous donne un reçu, et le marché conclu, stipulez-le par écrit, je vous supplie. On ne saurait prendre trop de précautions avec ces drôles-là.

Je suis à la campagne d’hier soir seulement, et le diable sait pour combien de jours. Si le terrible gaspillage du temps par le cœur et par la souffrance n’a pas lieu, je vous rapporterai Amaïdée[1] finie et mise au net. Avant de quitter Caen, j’ai fait une visite à M. Le Flaguais, qui n’a pas eu trop d’étreintes dans ses petites mains pour les miennes. Il a été charmant de bienveillance, et moi j’ai pris des airs de Philinte avec mon ordinaire aplomb. Mon frère lui avait montré les vers de cuivre que vous avez trouvés bien : Voilà pourquoi je veux partir. Il a eu le courage de les louer et de me dire là-dessus mille choses flatteuses : « Seulement, le rhythme en est un peu faible, — a-t-il ajouté. — Mais que voulez-vous ? Votre métier, à vous, n’est pas de faire des vers ! » N’est-ce pas excellent ?

J’ai vu aussi {car ce sont les j’ai vu que ma lettre) la dame chez qui loge mon frère, une frêle et timide femme dont le voisinage pourrait être dangereux. Elle m’a trouvé l’air oriental, l’air d’un ministre grec, en somme très solennel, et un vieil oncle (jeunesse dorée), fat antique qui porta

  1. Parue dans le Gil Blas en 1889.