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Stendhal, lui, a la force, c’est-à-dire, après tout, la chose la plus rare qu’il y ait dans ce temps de cerveaux et de cœurs ramollis. Il a la force dans l’invention (voyez les héros de ses romans, et même ses héroïnes, qui sont toutes des femmes à caractère !), et il a la force dans le style, qui, de fort sous sa plume, devient immanquablement de mauvais goût, s’il ajoute quelque chose au jeu naturel de ses muscles et à sa robuste maigreur. Quand Stendhal est nettement supérieur, il ne l’est que par la seule vigueur de son expression ou de sa pensée… Si on creusait cette analyse, ou verrait, en interrogeant une par une ses facultés, qu’il a la sagacité, qui est la force du regard, comme il a la clarté brève de l’expression, qui est la force du langage. En Italie, où il a vécu, où il s’est énervé en lisant Métastase et écoutant de la musique, il a pu contracter bien des morbidesses, mais il n’a pu venir à bout de sa vigueur première. Elle a résisté. Voilà le secret de son empire sur les âmes plus énergiques que délicates, et de la révolte de ces dernières. Figurez-vous Fénelon, ou même Joubert, lisant Stendhal ! Voilà aussi le secret de sa longue impopularité — ou, pour mieux dire, de sa longue obscurité comme écrivain. Il n’a jamais frappé qu’un petit nombre d’hommes, mais il les a frappés, de sorte qu’ils sont restés timbrés à l’effigie de ses sensations ou de ses idées, tandis que la masse lui a toujours échappé. Il écrivait un jour cette phrase calme et amère : « La bonne compagnie de l’époque actuelle a une âme de soixante-dix ans. Elle hait l’énergie sous toutes les formes », et certainement, en écrivant cela, il pensait à lui et à ses écrits.