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n’en étant point un à nos yeux — ne pouvait devenir un homme de style, car on ne le devient pas, on l’est. Or, nous l’avons dit un jour à propos de Frédéric Soulié, supérieur à M. Sue comme inventeur et comme observateur de nature humaine, les œuvres littéraires doivent avoir un style pour durer et pour que la Postérité s’en soucie. Au bout seulement de quelques années, les livres mal écrits ne se lisent plus et sont oubliés. Tels seront Le Juif Errant, les Péchés capitaux, et tant d’autres machines romanesques, dépourvues de ce qui fait la vie des inventions les plus heureuses et les plus puissantes, la lumineuse atmosphère d’un style à travers laquelle on les voit se mouvoir et se dérouler. Nous ne faisons exception pour aucun livre de M. Sue. L’argot des tapis-francs, qui parut si savoureux à nos goûts écœurés, quand nous l’entendîmes pour la première fois, ne sauvera point Les Mystères de Paris, car on retrouve cet argot curieux et horrible flans des livres auprès desquels on peut dire que ceux de M. Sue pâlissent tant qu’ils n’existent pas. Balzac, à deux, ou trois endroits de sa Comédie, s’est assimilé cette effroyable langue, et y a fait entrer son génie, comme on chasse de l’or dans du fer. Les Mémoires de Mathilde qui sont, de beaucoup, le meilleur ouvrage de M. Sue, ont tout pris aux Liaisons dangereuses de Laclos et à la Delphine de Mme de Staël, les deux plus beaux livres du dix-huitième siècle ; mais le style, le style a été oublié. Pour cette raison suprême et péremptoire, il ne restera donc rien de ce romancier qui a rempli vingt années de notre temps de sa renommée. Avant qu’une génération soit écoulée, peut-être on n’en parlera pas plus