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et qu’il avait, comme Virgile (toujours comme quelqu’un), jeté au feu, sans qu’il ait brûlé plus que l’Enéide.

De même aussi (toujours de même !) que le Don Juan de Byron devait parcourir le globe tout entier dans le plan du poëte, de même le héros de Gogol devait parcourir l’empire russe ; mais ce n’était pas la main aveugle des circonstances qui le poussait à travers l’empire, c’était une pensée de spéculation. Le héros de Gogol est… il faut bien le dire ! un escroc. Douanier d’abord, il a fait la contrebande et il a été chassé de son poste ; et de douanier contrebandier, il est devenu acheteur d’âmes mortes. C’est ici que le titre du livre va s’éclairer d’un commentaire [1].

En Russie, on appelle âmes les esclaves, et tout propriétaire est obligé de payer au fisc une redevance pour chaque âme qu’il a sur ses terres. Or, comme l’administration, selon Gogol, est des plus vicieuses en Russie et que les révisions des listes du fisc se font à des intervalles éloignés, il se trouve souvent que les propriétaires auxquels il meurt des âmes sur leurs terres sont obligés de continuer à payer la redevance en question comme si ces âmes étaient vivantes. Eh bien ! ce sont ces âmes, mortes en réalité, mais vivantes sur les registres du fisc, que Tchitchikoff (l’impudent héros de Gogol) achète à qui veut les lui vendre, dans un but facile à comprendre. Le drôle sera propriétaire. Il possédera des âmes qui, aux yeux du fisc, existent tout le temps que la révision des listes n’est pas faite ; et

  1. Depuis l’émancipation, le Roman de Gogol n’est plus qu’une page d’histoire.