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il avait porté cette marque brillante et délicate du génie, il attendrait probablement encore, obscur et dédaigné, sa pauvre heure de gloire (Milton, hélas ! ne l’eut jamais !), tandis que la réalité, faut-il dire pure pour dire toute seule, la réalité sans rien qui la relève, a d’ordinaire cette vile fortune que les hommes, ces fats en masse comme en détail, s’y reconnaissent, soit pour y applaudir, soit pour la maudire : mais, malédictions ou applaudissements, c’est toujours à peu près le même bruit !… Gogol est présentement un des hommes les plus célèbres de la Russie. Il en a été le scandale. Les uns trouvent qu’il a hideusement calomnié le pays qu’il a voulu peindre ; les autres, qu’il l’a peint hideux, c’est vrai, mais ressemblant. Et ce n’est pas même hideux qu’il faut dire ! Le hideux a du relief, et la Russie de Nicolas Gogol n’en a pas. C’est le sublime de l’ennuyeuse platitude et dans des proportions tellement énormes et tellement continues, qu’on ne sait vraiment plus, au bout de quelque temps de lecture, lequel est le plus insupportable de la Russie ainsi peinte, ou du genre de talent de celui qui l’a peinte ainsi.

Et l’a-t-il peint ainsi parce qu’il l’a vue ainsi, — car les peintres ont parfois des organes dont ils sont les victimes, — ou parce qu’elle est véritablement ainsi, cette Russie, au fond si peu connue, cette steppe en toutes choses, cette platitude indigente, immense, infinie, décourageante, et qui est partout dans les mœurs russes, dans les esprits, dans les caractères ? Voilà la question très-embarrassante, mais fatale, qui s’élève du livre de Gogol dans l’esprit de tout critique qui a pour devoir d’en parler.