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est une création comme Falstaff ou Tartuffe, et que M. Jules Janin, réduit aux forces personnelles de son esprit, n’aurait pas probablement trouvée tout seul. M. Janin est intellectuellement un de ces enfants qui ne seraient pas venus au monde, s’ils n’avaient eu un vigoureux aîné qui leur a fait large la voie par laquelle ils sortirent de l’obscur giron maternel. « César et le Danger sont deux lions, mis bas le même jour, a dit Shakespeare, mais César est l’aîné… » César ici, c’est Diderot ! Il en est bien heureux, du reste. Sans cette aînesse de l’invention, je ne sais pas ce qui lui resterait, en présence de la prodigieuse exécution de M. Janin. Il est évident, quand on les compare, que M. Janin, dans l’exécution, est le maître ; que c’est lui qui, des deux, est le plus grand artiste ; qu’il est l’aîné enfin… et de fait, il a cent ans de plus !

Et quels cent ans encore ! Les cent ans dans lesquels nous avons vu crouler ce monde que Diderot croyait peut-être éternel ! Cent ans pendant lesquels la Révolution, cette boueuse de Dieu, nettoya de son balai sanglant le sol souillé de la patrie ! Cent ans pendant lesquels Napoléon nous secoua l’esprit sous les coups redoublés du Sublime, et fit de la poésie épique en attendant qu’il y eût des poètes ! Cent ans enfin, pendant lesquels le Romantisme rétablit la tradition littéraire de la France, et nous construisit une langue de couleur, de relief et de beauté plastique, qu’on parla pour la première fois !

Certes oui, ces cent ans-là n’ont pas été perdus, et ont dû donner à l’exécution du Diderot du dix-neuvième siècle, sur l’exécution du Diderot du dix-huitième, une supériorité