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le Roman ne peut pousser qu’assez tard sur l’arbre des littératures. L’Imagination tout d’abord n’est pas réfléchie. Elle ne tient pas à être savante, — et quand elle sent la nécessité de le devenir, soit qu’il s’agisse de l’esprit général d’un peuple ou du génie particulier d’un homme, c’est que le peuple ou cet homme ont déjà largement vécu.

Et ce que je dis là, je ne le dis pas seulement pour la littérature française, je le dis aussi pour les autres littératures de l’Europe. Excepté la Russie, l’artificielle Russie, que nous avons vue si récemment faite, à coups de hache, par un charpentier hollandais, instruite par une philosophe française et habillée par des modistes de Paris, nous sommes tous à peu près du même âge en Europe. Ce que l’on dit d’un peuple, on peut donc le dire d’un autre peuple. Or, pour tous, le Roman est de date récente. Cependant, si c’est un bonheur, en toutes choses, que de venir le premier, nous ne contesterons pas à l’Espagne son droit d’aînesse. Le premier roman, digne de ce nom, puisque ni la moquerie de l’auteur, ni la folie du héros n’entament la nature humaine assez profondément pour qu’on ne puisse la reconnaître, Don Quichotte, est de 1602. Seulement, n’oublions pas non plus, nous autres Français, que soixante-seize ans après Don Quichotte paraissait La Princesse de Clèves, bien avant que l’Angleterre, cette terre du Roman qui, en moins de deux siècles, est allée de Richardson à Walter Scott, n’eût publié les chefs-d’œuvre de Daniel de Foë et Clarisse ; Clarisse, qui est le Roman même, dans la plus splendide netteté de sa notion ! Les romans de de Foë parurent tous, en effet, de 1719 à 1724, et Clarisse en 1748. Assurément, la pâle et délicate Mme de La Fayette, cette fille d’une société factice et qui n’a appris ce qu’elle sait de la nature humaine qu’en écoutant à travers les draperies des convenances à la porte de quelques cœurs, semble une bien grêle observatrice, quand on la compare à des esprits comme de Foë et Richardson, ces génies énergiques qui plongent, eux, dans l’humanité à une si grande profondeur, et qui la brassent comme on brasse un bain. Rousseau lui-même, le maladif Rousseau, avec son âme