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poète qui avait passé trente ans dans la volupté de sa rêverie et de ses vers, et qui a eu le temps de ramasser cet éclatant boisseau de poésies de toute espèce qu’il versait en une seule fois si luxueusement à nos pieds.

Saint-Maur eut cette originalité des plus rares que, parmi les poètes de notre époque, ces féroces et sonores amoureux du bruit, il ne se pressa pas avec la renommée. Il savait qu’il avait le temps. Il savait qu’il pouvait « s’attendre », comme dit madame de Staël… et il s’est attendu patiemment, sans souffrir de cette longue attente, sans s’user sous cette lime de feu qui use le bronze des âmes les plus brûlantes. Fils d’une horrible époque pressée et qui veut vivre à la minute, où tous se ruent sur le petit sou du Savoyard, — le petit sou de la célébrité ou de la monnaie, —il ne s’est mêlé ni aux poussées ni aux culbutes de son temps ; il s’est noblement tenu coi et à l’écart dans son talent, comme l’abeille dans sa ruche d’or. Il n’était point dédaigneux de la gloire, mais il était bon enfant avec elle, qui devait le prendre au lit, comme l’homme de la Fortune, dans La Fontaine— si elle le prenait un jour. Il jouissait, sybarite intellectuel, de la vie et de la pensée dans son rayonnement solitaire, sans se préoccuper le moins du monde de la longueur de ses rayons. Physionomie très exceptionnelle au xixe siècle ! Cordial et gai, — gai comme s’il n’avait pas été poète et le plus sensible des poètes, et qu’il eût été le plus rieur des hommes d’esprit ; d’une si