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Mon â ne et répandit, pacifique et limpide,

Un froid chaste sur mon esprit.

Lac vierge, en dominant la cime reculée,

J’ai sondé du regard ton onde immaculée.

Pas une herbe, pas un roseau,

Rien n’a jamais ridé ton eau, rien ne la frise ;

Rien ne la fait trembler, pas un souffle de brise

Et pas un coup d’ailo d’oiseau.

Des rapides isards l’ombre au loin se découpe ;

Mais ils n’osent venir boire à ta froide coupe.

L’aigle a peur, et s’en va chercher

Plus bas l’eau des torrents vagabonde et sujette,

Dont la rage distrait le touriste, et qui jette

L’écume au revers du rocher.

Tu n’as jamais porté la barque du poète,

Ni bercé dans tes nuits sa tendresse inquiète ;

L’amour ni la lune jamais

Ne t’ont fait palpiter, ni te gonfler en vagues…

Impassible, tu n’as jamais connu « a rame,

Ni les amants mêlant dans un baiser leur âme,

Les amants du monde vainqueurs, Dont les éternités tiennent dans des nacelles. Tu ne crois pas beaucoup aux ardeurs, même à celles

De la jeunesse dans les cœurs.

Rien de nos puretés vaines et prétendues,

O lac ! n’a profané tes graves étendues.

Tu n’es pas le banal égout

Des sentiments humains se tordant sur tes grèves

Tu regardes avec pitié nos pauvres rêves

Et nos larmes avec dégoût.

Jamais, dans son manteau, pour éviter les rhumes,

Un lakiste, enivré de tempête et de brumes,

Près de toi n’est venu s’asseoir,

Et n’a, d’une élégie au crayon bien écrite,

Effeuillé sa douleur comme une marguerite,

En attendant le thé du soir.