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sa vertu, aux rêves iuutiles de la poésie. Lui, l’ancien chantre du Cornus et du Penseroso, il ne courbait pas seulement son génie poétique, dont il devait être sûr, devant un génie théologique qu’il n’avait pas, mais il alla jusqu’à vouloir écraser l’un par l’autre. Il se traita lui-même comme Jupiter traita les Titans. Il mit de sa propre main des Pélion et des Ossa de toutes sortes sur son vrai génie ; il les y entassa ; il les y accumula. Mais le Titan poétique était si fort en lui, qu’au moment même où l’on pouvait le plus le croire écrasé, il se leva tout droit et tout grand en rejetant ces affreuses montagnes qu’il avait empilées sur sa tête, et il apparut à l’Angleterre la fleur magnifiquement épanouie du Paradis perdu à la main !

Certes ! vous chercheriez en vain, dans toutes les histoires littéraires, un exemple plus frappant et plus beau de l’impérissable vocation du génie. Le génie de Milton résistant à la vie qu’il a menée soixante ans et même à la volonté de Milton ! l’impossibilité, même pour Milton, de tuer son génie, d’éteindre en lui cette petite flamme que Dieu seul y avait allumée, heureusement pour lui et pour nous ! Sans le Paradis perdu, en effet, sans cette rose née sur une tombe entr’ouverte, sans cette production tardive d’une vie dévorée, que serait en réalité Milton, malgré ses soixante ans de travaux, d’efforts, de science et même de renommée, — de cette renommée qui fait du bruit quelques jours, puis qui meurt ?