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Qu’à perte de regard la mer immense et sombre

Se soulève pour l’engloutir,

Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre,

Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri,

Il redresse son front hors du flot qui le couvre,

Et pousse au large un dernier cri.

Cri vain ! cri déchirant ! L’oiseau qui plane ou passe

Au delà du nuage a frissonné d’horreur,

Et les vents déchaînés hésitent dans l’espace

A l’étouffer sous leur clameur.

Comme ce voyageur, en des mers inconnues,

J’erre et vais disparaître au soin des flots hurlants ;

Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nues

S’amoncellent, la foudre aux flancs.

Les ondes et les cieux autour de leur victime

Luttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité ;

En proie a ces conflits, mon vaisseau sur l’abîme

Court sans boussole et démâté.

Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orage

Qui livre des combats dans les airs ténébreux ;

La mer est plus profonde et surtout le naufrage

Plus complet et plus désastreux.

Jouet de l’ouragan qui l’emporte et le mène,

Encombré de trésors et d’agrès submergés,

Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine,

Et nous sommes les naufragés !

L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ;

L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil

Assise au gouvernail, la Fatalité sombre

Le dirige vers un écueil.

Moi, que sans mon aveu l’aveugle Destinée

Embarqua sur l’étrange et frêle bâtiment,

Je ne veux pas non plus, muette et résignée,

Subir mon engloutissement !