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de parti pris et travaillé, métaphysicien et mystique à la façon de ces grands peuples fous, qui portent, comme la peine des races favorisées, et par conséquent plus coupables, le poids sur leur intelligence de quelque colossale insanité ! Lui, l’occidental et le chrétien, il chante l’Être et le Néant qu’il glorifie. Or, comme ces glorifications du Néant et de l’Être ne peuvent jamais être très-variées, et qu’on ne voit pas grand’chose, quand on n’est pas fakir, dans ces deux pierres noires, il se trouve que pour nous, restés occidentaux, aux sensations nettes, à l’esprit positif et au cœur chrétien, il est (qu’il nous permette de lui dire ce mot qui n’est pas indien) souverainement ennuyeux. L’ennui n’est peut-être pas senti aux Indes, dans ce pays d’immobilité, d’yeux ouverts pendant que l’esprit dort, de cerveaux fermés sous les parasols ! Mais ici on le sent, et si on ne le sent pas aux Indes, il peut en venir. Dans les vers de M. de l’Isle, cet ennui exotique a toute la richesse du pays qui le produit et il nous fait l’effet d’être gros comme un éléphant. C’est de l’ennui solennel, formidable, grandiose. Les Allemands, ces Indiens de l’Europe, épanchent parfois de ces vastes nappes d’ennui dans leurs œuvres, belles, comme les vers de M. de l’Isle, par beaucoup de côtés d’exécution, mais de la beauté qui ennuie ; terrible variété de la beauté, telle que la créent les hommes dans ce monde imparfait et borné !