Page:Barbey d’Aurevilly - Les Philosophes et les Écrivains religieux, 1860.djvu/30

Cette page n’a pas encore été corrigée

la formule, tellement claire, dit très-heureusement M. Jourdain, qu’elle peut se passer de démonstration ! Les qualités de cet esprit pour lequel on pouvait inventer, mieux que pour personne, le mot d’esprit fort, sont l’énormité de la puissance dans la nuance, la force d’équilibre, la statique, la froideur du front. Croirait-on, si ses œuvres ne l’attestaient, qu’il n’a jamais versé dans le mysticisme de Malebranche au dix-septième siècle, lui, l’homme du treizième et le saint ? N’est-ce pas merveilleux de force et de pouvoir sur soi ?

Du haut des sommets de la métaphysique, saint Thomas d’Aquin peut regarder impunément dans tous les gouffres : le vertige lui est inconnu, il reste impassible. Aussi sa gloire, sa gloire réelle, est bien moins de s’être élevé que de n’être jamais tombé. Un moment peut-être, au commencement de son enseignement, il inclina vers le côté qui est devenu la pente moderne et même la chute ; il alla du connu à l’inconnu, de l’homme à l’ange et à Dieu, mais bientôt il redressa ce faux pli de méthode. Il se ressouvint qu’il était théologien, et il commença son système par la question théologique des attributs de Dieu. Alors la Théologie, comme un aigle qui a enfin toute la poussée de ses ailes, l’emporta vers le monde d’où il n’est jamais descendu. Pendant que la Philosophie cherchait à le retenir en bas, il monta, et telle fut l’indéfectible sécurité, le maître aplomb de cet homme, que les analogies ou, pour mieux parler, les identités de sa pensée avec celle d’Aristote entraînaient vers les erreurs du péripatétisme, qu’il s’arrêta toujours à temps pour les éviter !