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tano, ce poëte profond que le rationalisme allemand a dit égaré, parce qu’il est devenu catholique, — Clément Brentano qui, dès qu’il vit la sainte religieuse, s’arracha du front sa couronne de poëte, — de toutes les couronnes celle qui tient le plus au front des hommes, — et la mit aux pieds de l’Extatique, à ces pieds flamboyants et stigmatisés. À dater de ce jour, qui changea la vie de Brentano, Emmerich devint pour lui la poésie elle-même, devant laquelle toute autre poésie vaincue devait se taire… et il tut la sienne.

C’était beau pour un poëte, mais voici plus beau ! Emmerich, décloîtrée par les événements qui ruinèrent son couvent, dans les premières années de ce siècle, était retombée aux mains d’une famille à l’esprit étroit, peureux et abaissé ; et, par le fait, elle était plus durement cloîtrée entre les deux rideaux de son lit de douleur, qu’entre les murs d’un monastère. Eh bien ! Dieu seul sait les efforts affreux de courage et d’abnégation que fit Brentano, pour tirer parfois ces deux malheureux rideaux et se pencher sur ce miraculeux lit de douleur où gisait la Visionnaire, pâmée sous la griffe de vautour de toutes les souffrances et la foudre de ses intuitions ! C’est de là qu’il entendait vibrer cette harpe humaine de l’extase, aux cordes tordues, qui, à chaque vibration, saignaient comme des veines coupées au couteau !

C’est de là qu’il recueillit, pour la postérité et pour son temps qui ne le croyait pas et qui l’insulta pour sa peine, les paroles qui, créées ou exhalées, allaient s’évanouir, de ce poëte prodigieux qui en Emmerich ne chantait pas, mais disait ce qu’il voyait et, plus que tous les poètes qui aient jamais souffert, souffrait sa poésie ! Brentano, l’ardent et hautain Brentano n’avait jamais beaucoup plié ; mais ici il alla jusqu’à effacer sa rebelle personnalité, jusqu’à n’être plus que le secrétaire qui écrit sous la dictée d’un maître difficile à comprendre, et il fit bien plus que d’écrire cette dictée fidèlement, il