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laide, parce que être laide, c’était être plus homme et qu’il fallait qu’elle fût homme par là encore !

Mais pour les peintres et les sculpteurs, et les connaisseurs en beauté, elle ne l’était pas ! et rien ne pouvait diminuer ou voiler la femme en elle, car la femme déborde de tout l’ensemble vivant et robuste de Mme de Staël ! Elle n’a pas certainement la finesse, le profil caméen, la sveltesse de cou, l’élancement de tige de Pauline Borghèse ; mais il n’y a pas qu’une seule manière d’être femme, et Mme de Staël, même physiquement, l’était autant que femme puisse l’être… Quant à l’âme, cette vieille civilisée de la fin du xviiie siècle était aussi primitivement femme qu’Ève elle-même ! Elle l’était jusqu’aux ongles… qu’elle n’avait pas, car elle n’a jamais égratigné personne. La beauté d’âme de Mme de Staël est aussi pure que la beauté physique de Mme Récamier. Mme de Staël a sacré Mme Récamier, comme autrefois l’archevêque de Reims sacrait le Roi. Elle l’a sacrée non pas seulement reine de beauté — les hommes suffisaient pour ce sacre-là — mais elle l’a sacrée, comme une « ingénuité céleste, » et elle était, elle, en ingénuité, plus que l’égale de son amie, car l’ingénuité du génie (le plus grand ingénu que je sache) s’ajoutait à l’ingénuité de son âme… Femme d’esprit par-dessus le génie, qui manque d’esprit quelquefois, Mme de Staël, qui pouvait dialoguer avec Rivarol, n’a peut-être pas eu dans toute sa vie la cruauté d’une épigramme à se reprocher. Elle était, autant par la pensée que par le cœur, la bonté, la générosité et la pitié humaines infinies, la pitié jusque dans ses faiblesses ! Elle était plus encore… elle était la faiblesse, cette forte femme, la faiblesse contre la souffrance, contre la vie, contre elle-même, contre tout, et elle est même morte de cette faiblesse, tant elle était femme et n’était que femme, cette femme sur laquelle tout le monde s’est trompé, même Napoléon qui la crut à tort un Napoléon femelle, un bronze contre son bronze !… Si bronze qu’elle