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II


Or, c’est précisément cet odieux air d’homme que je veux ôter à Mme de Staël. Elle ne l’a jamais pris ; mais tout le monde, bête comme tout le monde, le lui a donné. Ç’a été le masque de son génie. Pour ses contemporains, comme tout à l’heure encore pour la plupart de nous, elle est ce qu’on s’est avisé d’appeler une femme-homme en littérature. Elle y fait tête d’homme, sous son turban, comme un Mameluk… C’est une espèce de grenadier bas-bleu des compagnies d’élite du Bas-Bleuisme littéraire. Voilà l’opinion qu’on a d’elle, même celle de lord Byron lui-même, qui eût raffolé de Mme de Staël s’il eût moins haï les Bas-Bleus !

En d’autres termes, c’est un génie viril reconnu que Mme de Staël, dans un corps de femme par trop mâle… tandis que c’était encore mieux que le contraire de cela, tandis que c’était un génie de femme — le génie le plus femme ! — dans un corps le plus femme aussi ! Regardez plutôt le portrait de Gérard ! La taille de ce portrait est forte, sous le camée de la ceinture ; mais dites si, malgré l’épaisseur de ce buste qui rappelle les statues antiques, ce n’est pas là une taille de femme, des épaules de femme, une opulente gorge de femme, de magnifiques bras de femme, et des yeux ! et une bouche ! et tout d’une femme et de la femme, en rondeur, en expression, en passion, en promesse ! Les contemporains de Mme de Staël qui n’entendaient pas grand’chose à la physiologie et qui avaient dans la tête le type de beauté dont Pauline Borghèse et Mme Récamier étaient l’idéal, n’ont rien compris à ces traits un peu gros, à ce large nez de lionne, à ces lèvres roulées plus amoureuses encore qu’éloquentes, aux orbes solaires de ces yeux, sincèrement ouverts jusqu’à l’âme, qui ont trempé tant de fois leurs feux dans les larmes, comme le soleil trempe les siens dans les mers ! Et ils ont osé dire qu’elle était