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aurait pu être essayé par Mme Sand, cette tête hermaphrodite, prise pour une tête d’homme par un siècle lâche et myope, et qui croyait, en se regardant, que la femme peut tout ce que l’homme peut. Elle n’y a pas pensé et on s’en étonne ; elle a laissé l’idée d’un pareil roman à Mme Haller qui l’a chiffonnée. D’elle-même lui serait-elle jamais venue ? Un jour, dit la Mythologie, Junon, voulant faire le petit Jupiter, en se passant du grand, s’assit sur une fleur et conçut Flore. C’est joli, mais ce n’est pas vrai. Il faut le rappeler à ces dames, puisqu’elles l’oublient ; les femmes ne font rien toutes seules… et Mme Gustave Haller aurait pu s’asseoir sur tous les bluets de la création qu’elle n’aurait pas pondu le sien. C’est une phrase de La Bruyère qui a fait son enfant, à elle ; et cette phrase bien connue, la voici. Elle n’est pas brillante, quoique de La Bruyère. « L’amitié peut subsister entre gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme regarde toujours un homme comme un homme, et réciproquement, un homme regarde toujours une femme comme une femme. Cette liaison n’est ni passion, ni amitié pure. Elle fait une classe à part. » Mais cette pauvre phrase qui, après avoir affirmé l’amitié entre homme et femme, la nie et en fait une classe à part ; cette phrase peu honorable pour la netteté d’esprit de La Bruyère, — moraliste du reste plus piquant que profond et dont habituellement l’expression pique plus que la pensée, — ne pouvait engendrer rien de bien lucide, dans la tête, qui l’est très-peu, de Mme Haller. Cet esprit de femme, d’une aimable faiblesse, n’était pas capable d’appuyer sur un sujet qu’il fallait profondément entr’ouvrir pour le féconder. Dans son roman, à deux sentiments, elle se contente d’opposer l’amitié à l’amour, antithèse vulgaire ! et au lieu de marquer leurs différences et leurs contrastes, elle glisse, avec une maladresse naïve, dans leurs ressemblances et leurs analogies. Les personnages de son drame de cœur,