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Oui, c’est là l’impression première et l’impression dernière que nous cause le livre de Mme de Belgiojoso. L’esprit et la science peuvent n’en pas tenir un grand compte, mais toute âme vivante et mourante encore plus, comprendra qu’il y a ici un charme secret, une intime originalité. Singulière puissance ! Mme de Belgiojoso a, sans le vouloir, fait plus triste le soleil d’Asie que le soleil pâle de nos climats, parce qu’il est passé par elle ! Le parfum qu’elle a versé en gouttes sur ces pages envoyées d’Orient, n’est pas l’essence de ces roses enivrantes qui se renferme dans des cristaux, fleuretés d’or, pour le corsage des sultanes : c’est un parfum connu aussi en Occident et bien plus adhérent encore, car c’est l’odeur de toutes les roses de la vie qu’elle a coupées ou qui sont mortes et que, sous toutes les latitudes, elle emportera ou rapportera avec elle, les respirant toujours, mais ne pouvant plus s’en enivrer !

Ne nous y trompons pas, ceci est plus que de la littérature. Aucun procédé, aucun effort de volonté, aucune de ces comédies intérieures que l’homme se joue et qu’il appelle de l’art, n’a pu donner à l’auteur de ces souvenirs d’Asie l’accent brisé et doux de bonheur impossible qu’on entend, mais qui ne gémit pas, sous ses phrases écrites, dirait-on, par une signora Pococurante, dans le calme et l’indifférence, ni lui faire composer à loisir ce parfum subtil qui s’en échappe et vous enveloppe bientôt tout entier… Mme de Belgiojoso a-t-elle jamais été une femme littéraire ? Nous croyons l’avoir entendu dire, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’aujourd’hui elle ne l’est plus. Elle a recouvré sa grâce première ; elle a ôté ce vilain bas bleu qui n’allait pas à sa jambe de princesse et l’a jeté placidement au nez de la civilisation occidentale, du fond de cette simple ferme d’Asie qu’elle habite, porte fermée aux illusions.