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contemplation, la position horizontale, et ce que les gens, qui suent aux mécaniques de ce temps, appelleraient peut-être l’oisiveté. Nous n’avons pas aujourd’hui à écrire la vie de Guérin, malheureux comme tout ce qui vaut quelque chose. « Quand les hommes de génie, a dit un poëte allemand contemporain, ne souffrent pas pour l’humanité, ils souffrent pour leur propre grandeur, pour leur horreur du vulgaire et leur grande manière d’être. » Il était donc tout simple que Guérin souffrît. Un mariage qui eût été pour lui, si la mort n’en avait presque troublé la fête, la meilleure occasion de cultiver en paix son génie, paya, en une fois, ses longues souffrances et lui permit de revoir sa sœur.

Il la revit, et ce fut pour deux êtres si profondément analogues une immense félicité. Toutefois, le bonheur fut plus grand pour Maurice que pour Eugénie, et on va le comprendre. Dans cette coupe de délices où ils burent tous les deux, dans ce verre à champagne du festin des noces, à travers lequel elle revoyait son frère, elle discerna bien vite la goutte d’absinthe dont Dieu frotte les lèvres de ses Élus, pour qu’ils soient ici-bas plus robustes à la vertu et à la peine. Maurice de Guérin se mariait atteint déjà de la maladie dont il mourut peu de temps après… Il en ressentait les premières souffrances, les premières illusions et ces premiers symptômes, qui rendaient plus touchant le genre de beauté qu’il avait ; car, pour les têtes d’imagination, il avait la beauté qu’on pourrait attribuer au dernier des Abencerrages. Or ce que les autres ne voyaient pas dans les joies et les entraînements de ce jour, elle le vit, elle, de ces yeux tristement prophètes, qui voient tout quand on aime ! Elle cacha la tache de sa joie ; mais cette pêche était attaquée. Ses pressentiments la visitèrent, même sous des formes étranges et terribles. Dans les lettres d’elle qu’on a publiées, elle parle de l’effrayante vision des cercueils tout autour du salon, pendant que nous dansions avec elle et dont elle garda