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sir. Il était né riche. Il avait la fortune qui le dispensa de la terrible lutte pour la vie, et qu’il remplaça noblement par la lutte pour l’esprit, qui n’est pas toujours plus heureuse... Il travailla, en effet, comme s’il eût eu besoin de travailler. Il fut dans la littérature ce qu’au collège nous appelions « un piocheur ». Il voyagea. Dans le vide de ce qui lui manquait, il versa, pour le remplir, des impressions qu’il alla demander aux voyages. Il voulut se faire des idées avec des impressions, comme font ceux qui n’ont pas d’idées. Fils d’un grand médecin que Dupuytren respectait et matérialiste, de race et d’éducation je ne sais pas, mais assurément matérialiste, il ne pouvait voir le monde que par le dehors, et c’est ainsi qu’il le vit et le décrivit ; car, avant tout et après tout, c’est un descriptif que Flaubert, et il le fut même avec une exactitude et une ténuité qui, parmi les descriptifs contemporains, n’a pas été surpassée. Son pinceau a la dureté de pointe du crayon, et il n’eut, ce pinceau, tant il était fin ! bien souvent qu’un poil, qui avait l’aigu du scalpel de son père... La nature, qu’il enlevait à l’emporte-pièce comme une feuille de métal, n’avait pour lui ni transparence, ni arrière-plans, ni lointains fondus, ni vapeurs flottantes. Elle arrivait sur vous brutalement comme une tapisserie, et il ne la voyait bien qu’au microscope. Mais, dans une société qui n’a plus d’âme, qui est aussi incapable d’idéalisme que d’idéal, cette manière de voir et de rendre la nature