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dort dans les canons de nos fusils. Nous épargnerons notre poudre et le laisserons mourir tout seul. Nous avons bien nos sabres ; mais il ne sera pas dit que nous serons venus ici pour abréger ses souffrances en l’achevant d’un seul coup. Non, de par l’enfer ! Allons, la vieille bique ! donne-nous à boire ! As-tu du cidre ? que nous puissions trinquer à la République en regardant agoniser ce brigand-là ! »

La malheureuse Marie Hecquet sentait ses ongles noircir de terreur à de telles paroles ; mais, refoulant en elle ses émotions, elle alla tirer d’un petit fût, placé au pied de son lit, le cidre demandé par le Bleu. Elle le plaça dans un pot d’étain, avec des godets de Monroc, son humble vaisselle, sur une table que la hache avait à peine dégrossie. Les cinq réquisitionnaires de la République s’assirent sur le banc qui entoure toujours les plus pauvres tables normandes, et le pot, circulant, se remplit une dizaine de fois. Ils se souciaient fort peu de mettre à sec la provision de la vieille femme ; et elle, trop contente de voir, à ce prix, leur attention détournée, allait et venait dans la chaumine, tantôt balayant l’aire, tantôt ranimant la cendre du foyer, pour faire, comme la Baucis du poète, tiédir l’onde nécessaire au pansement du soir, quand ses terribles hôtes seraient partis. Les discours des Bleus, qui s’exaltaient de plus en plus à force de parler et de boire, augmentaient encore les premières peurs de Marie Hecquet. Il se mêlait de temps à autre à ces discours les noms funestes de Rossignol et de Pierrot, de Pierrot surtout, ce Cacus dont les férocités avaient le grandiose de sa force, et qui s’amusait à