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corps du meurtrier. Comme on le pense bien, elle eut peur d’abord de ce cadavre ; mais elle avait son fils aux Chouans. Plus mère que femme, elle finit par courber sa vieille tête, en pensant à son fils, vers le corps du Chouan défiguré, et elle lui mit la main sur le cœur. Qui l’eût cru ? il battait encore. Alors cette vieille n’hésita plus. Elle regarda, d’un œil inquiet, la route, le taillis, la clairière ; mais partout ne voyant personne, et l’ombre venant, elle chargea le Chouan sur son dos, malgré sa vieillesse, comme un fagot qu’elle aurait volé, et elle l’emporta dans sa cabane, sise contre la lisière du bois. L’ayant couché sur son grabat, elle lava toute la nuit, à la lueur fumeuse de son grasset, les horribles blessures de cette tête aux os cassés et aux chairs pendantes. Il y en avait plusieurs qui se croisaient dans le visage du suicidé comme d’inextricables sillons. L’espingole était chargée de cinq ou six balles. En sortant de ce canon évasé, elles avaient rayonné en sens divers, et c’est, sans nul doute, à cette circonstance que le Chouan devait de n’être pas mort sur le coup. Cependant la bonne femme pansa, du mieux qu’elle put, cette effroyable momie sanglante, dont toute forme humaine avait disparu. Experte en misère, l’âme plus forte que tous les dégoûts, elle se dévoua à la tâche de pitié que Dieu lui envoyait à la fin de sa journée, comme au bon Samaritain sur le chemin de Jérusalem à Jéricho. C’était une rude chrétienne, une femme d’un temps bien différent du nôtre. Elle avait gardé cette foi du charbonnier qui rend la vertu efficace, pousse aux bonnes œuvres et fait passer la charité du cœur dans