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par exemple, des secrets qu’ont d’aucunes personnes et qu’on appelle des sorts parmi nous.

— Certes ! oui, j’en ai entendu parler, — lui dis-je, — et même beaucoup dans mon enfance. J’ai été bercé avec ces histoires… Mais je croyais que tous ces secrets-là étaient perdus.

— Perdus, monsieur ! — fit-il rassuré en voyant que je ne contestais pas la possibilité du fait, mais son existence actuelle, — non, monsieur, ces secrets-là n’ont jamais été perdus, et probablement ils ne se perdront jamais, tant que j’aurons dans le pays de ces garnements de bergers qui viennent on ne sait d’où et qui s’en vont un beau jour comme ils sont venus, et à qui il faut donner du pain à manger et des troupeaux à conduire si on ne veut pas voir toutes les bêtes de ses pâturages crever comme des rats bourrés d’arsenic. »

Maître Tainnebouy ne m’apprenait là que ce que je savais. Il y a dans la presqu’île du Cotentin (depuis combien de temps ? on l’ignore) de ces bergers errants qui se taisent sur leur origine et qui se louent pour un mois ou deux dans les fermes, tantôt plus, tantôt moins. Espèces de pâtres bohémiens, auxquels la voix du peuple des campagnes attribue des pouvoirs occultes et la connaissance des secrets et des sortilèges. D’où viennent-ils ? où vont-ils ? Ils passent. Sont-ils les descendants de ces populations de Bohême qui se sont dispersées sur l’Europe dans toutes les directions, au moyen âge ? Rien ne l’annonce dans leur physionomie ni dans la conformation de leurs traits. C’est une population blonde, aux cheveux presque jaunes,