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pour une quinzaine, car c’est le }1er du mois prochain la Toussaint, à Bayeux, une fameuse foire qui dure trois jours et qui n’a pas sa pareille d’ici la Chandeleur ! »

Et, toujours armé de sa lanterne, il tira à lui la jument, objet de ses plaintes ; mais la bête éclopée pouvait à peine se traîner.

« Ma fingue ! monsieur, — finit-il par me dire, comme un homme qui prend une résolution, — m’est avis qu’à présent nos caravanes sont terminées et qu’il serait sage à vous de me quitter et de vous en aller tout seul, car le temps n’est pas beau et la nuit est froide, comme si l’air était plein d’aiguilles. Vous êtes p’t-être pressé d’arriver… Chacun a ses affaires. Vous ne devez pas souffrir du retardement des miennes. Moi, j’ai mis dans ma tête d’aller à pied jusqu’à la Haie-du-Puits. J’arriverai, Dieu sait quand, c’est vrai !… demain matin. Mais je suis accoutumé à la peine. J’en ai vu de grises dans ma vie. J’ai passé souvent la nuit sous Garnetot ou sous Aureville, enfoncé dans la vase du marais jusqu’à la ceinture, pour avoir le plaisir de tuer les canards sauvages et les sarcelles. Ce n’est donc pas une ou deux lieues dans le buhan qui me font bien peur… d’autant que Jeannine a doublé la houppelande de son homme comme une ménagère qui aime mieux lui mettre une tranche de jambon sur le gril et lui verser un bon pot de cidre que de lui faire de la tisane, quand il revient de toutes ses courses à la maison. »

Mais je l’assurai que je ne le laisserais pas ainsi tout seul dans l’embarras après avoir voyagé de si bonne