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d’amour dans sa jeunesse, — ce fut quand ce malheureux et fatal duc d’Enghien… »

Elle hésitait, et cette hésitation me parut si sublime que je lui épargnai la peine d’achever.

« Oui, — lui dis-je, — je comprends…

— Ah ! oui, vous comprenez, — dit-elle avec un vague éclair au fond de son regard d’un bleu froid et effacé, nageant dans un blanc presque sépulcral, — vous comprenez ; mais je puis bien le dire : cent ans de douleur pavent la bouche pour tout prononcer. »

Elle s’arrêta, puis elle reprit :

« Ce jour-là, il vint plus tôt qu’à l’ordinaire. Il ne m’embrassa pas la main, et il me dit : « Le duc d’Enghien est mort, fusillé dans les fossés de Vincennes… Les royalistes n’auront pas le cœur de le venger ! » Moi, je poussai un cri, mon dernier cri ! Il me donna les détails de cette mort terrible, et il marchait de long en large en me les donnant. Quand ce fut fini, il s’assit et reprit son silence, qu’il n’a pas rompu désormais. Aussi, — ajouta-t-elle encore après une pause, — il n’y a pas grande différence pour moi qu’il soit vivant ou qu’il soit mort, comme il l’est maintenant. Les vieillards vivent dans leur pensée. Je le vois toujours !… Demandez à la Vasselin, si je ne lui ai pas dit bien souvent, le soir, à l’heure où elle vient m’apporter mon sirop d’oranges amères : « Dis donc, Vasselin, n’y a-t-il personne, là… sur la chaise noire ? Je crois toujours que l’abbé de la Croix-Jugan y est assis !… »

En vérité, ce silence de trappiste étendu entre ces deux solitaires restés les derniers d’une société qui