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— Il n’est donc pas une créature comme les autres ? » — dit Nônon rêveuse, son beau bras que dessinait la manche étroite de son juste appuyé à sa cruche de grès, placée sur la margelle du puits.

Et elle emporta lentement la cruche remplie, pensant que de tous ceux qui avaient aimé Jeanne-Madelaine de Feuardent elle était la seule, elle, qui l’eût aimée et ne lui eût pas fait de mal.

Et peut-être avait-elle raison. En effet, la Clotte avait profondément aimé Jeanne-Madelaine, mais son affection avait eu son danger pour la malheureuse femme. Elle avait exalté des facultés et des regrets inutiles, par le respect passionné qu’elle avait pour l’ancien nom de Feuardent. Il n’est pas douteux, pour ceux qui savent la tyrannie des habitudes de notre âme, que cette exaltation, entretenue par les conversations de la Clotte, n’ait prédisposé Jeanne-Madelaine au triste amour qui finit sa vie. Quant à l’abbé lui-même, à cette âme fermée comme une forteresse sans meurtrières et qui ne donnait à personne le droit de voir dans ses pensées et ses sentiments, est-il téméraire de croire qu’il avait eu pour Jeanne de Feuardent ce sentiment que les âmes dominatrices éprouvent pour les âmes dévouées qui les servent ? Il est vrai qu’à l’époque de la mort de Jeanne le dévouement de cette noble femme était devenu inutile par le fait d’une pacification que tous les efforts et les vastes intrigues de l’ancien moine ne purent empêcher. Mais, quoi qu’il en fût, du reste, la vie de l’abbé n’en subit aucune modification extérieure, et l’on ne put tirer d’induction nouvelle