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passant des uns aux autres, la grille du cimetière, arrachée de ses gonds, sur laquelle on jeta le corps inanimé de la Clotte. Des hommes haletants s’attelèrent à cette grille et se mirent à traîner, comme des chevaux sauvages ou des tigres, le char de vengeance et d’ignominie, qui prit le galop sur les tombes, sur les pierres, avec son fardeau. Éperdus de férocité, de haine, de peur révoltée, car l’homme réagit contre la peur de son âme, et alors il devient fou d’audace ! ils passèrent comme le vent rugissant d’une trombe devant le portail de l’église, où se tenaient les prêtres rigides d’horreur et livides ; et renversant tout sur leur passage, en proie à ce delirium tremens des foules redevenues animales et sourdes comme les fléaux, ils traversèrent en hurlant la bourgade épouvantée et prirent le chemin de la lande… Où allaient-ils ? ils ne le savaient pas. Ils allaient comme va l’ouragan. Ils allaient comme la lave s’écoule.

Seulement, chose moins rare qu’on ne croirait si on connaissait les convulsifs changements des masses, à mesure qu’ils s’avançaient dans leur exécution terrible ils devenaient moins nombreux, moins ardents, moins furieux. Cette foule, cette légion, cet immense animal multiple, à plusieurs têtes, à plusieurs bras, perdait de sa toison d’hommes aux halliers du chemin. Ses rangs s’éclaircissaient. On voyait les uns se détacher des autres et s’enfuir en silence. On en voyait rester au détour d’une route et ne pas rejoindre la troupe effrénée et clamante, pris de frisson, de remords, d’horreur lentement venue, mais enfin