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d’un tempérament sombre, était plus bilieux, plus morose, plus grinchard que jamais, disaient les commères, et, quoiqu’il pût cuver silencieusement une profonde jalousie, il pouvait également l’avoir laissée éclater en frappant quelque terrible coup. Une telle opinion, du reste, en rencontrait une autre dans les esprits. Cet ancien moine, chef de partisans, ce pénitent hautain auquel se rattachaient tant de sentiments et d’idées puissantes et vagues, ce Chouan qu’on accusait d’avoir troublé la vie de Jeanne et d’avoir, on ne sait comment, égaré sa raison, paraissait aussi capable de tout. S’il ne l’avait pas poussée avec la main du corps dans le lavoir où elle s’était noyée, il l’y avait précipitée avec la main de l’esprit en lui brisant le cœur de honte et de désespoir. De ces deux opinions, on n’aurait pas trop su laquelle devait l’emporter, mais toutes les deux mêlaient à l’expression des regrets donnés à la mort de Jeanne quelque chose de sinistrement soupçonneux et de menaçant, qui, échauffé comme il allait l’être, eût fait prévoir à un observateur la scène épouvantable qui devait avoir lieu le lendemain.

Cependant il fallait que le corps de Jeanne restât exposé dans la prairie jusqu’au moment où le médecin et le juge de paix de Blanchelande viendraient faire, conformément à la loi, ce qu’elle appelle énergiquement la levée du cadavre. Ces hommes et ces femmes, qui étaient accourus rassasier leur curiosité d’un spectacle inattendu et tragique, appelés aux champs par les travaux de la journée, se retirèrent donc peu à peu, parlant entre eux d’un événement dont ils