Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la tombe, à roucouler leurs amours funèbres dans les ifs qui bordaient alors la chaussée rompue de Broquebœuf. Comme toutes les imaginations solitaires et près de la nature, la Clotte était superstitieuse. Dans les plus grandes âmes, il y a comme un repli de faiblesse où dorment les superstitions.

Inquiète, fébrile, retournée vainement d’un flanc sur l’autre, elle se souleva et alluma son grasset. On croit, dans les longues insomnies, brûler, consumer, à cette lampe qu’on allume, les longues heures, les pensées dévorantes, les souvenirs. On ne brûle rien. Pensées, souvenirs, longues heures, rien ne disparaît. Tout vous reste. Le grasset de la Clotte, avec sa lueur vacillante, fut aussi sombre pour ses yeux que l’était pour ses oreilles le cri rauque et lointain des orfraies expirant tristement dans la nuit. La lumière elle-même doubla les visions dont elle était obsédée. Cette image de Judith qui tue Holopherne et qu’elle avait entre les rideaux de son lit, cette image grossièrement enluminée semblait s’animer sous son regard fasciné. L’épais vermillon de cette image populaire ressemblait à du sang liquide, du vrai sang ! La Clotte, qui n’était pas timide, frissonnait. Cette forte stoïcienne avait peur. Elle souffla le grasset. Mais les ténèbres ne noient pas nos rêves. La vision demeure au fond des yeux, au fond du cœur, dans son impitoyable lumière. Assise sur son lit, roulée dans sa méchante camisole, tunique de Nessus de la misère et de l’abandon qu’elle ne devait plus dépouiller, elle posa son front sur ses genoux entrelacés de ses mains nouées, et resta ainsi, absor-