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des vieilles femmes, s’était enfuie avec elles, mais dans une direction différente. Habituée au chemin qu’elle faisait tous les jours, elle courut à la chaumine de la Clotte.

Quelle nuit celle-ci avait passée ! Quand elle avait voulu retenir Jeanne, elle avait bien senti l’amère parole que la malheureuse lui avait jetée en s’arrachant de ses bras. « J’ai ce que je mérite ! — pensa-t-elle. — Est-ce à moi de parler de vertu ? » et tous les souvenirs de sa vie lui étaient tombés sur le cœur. Paralysée, enchaînée à son seuil depuis bien des années, que pouvait-elle faire : empêcher, prévenir ? Elle n’avait de puissant que le cœur ; et le cœur quand il est seul, si grand qu’il soit, est inutile. Ah ! ce qu’elle éprouva fut bien douloureux ! Des pressentiments sinistres s’étaient levés dans son âme. L’insomnie visitait souvent son dur grabat avec tous les spectres de sa jeunesse ; mais, de ses longues nuits passées sans sommeil, aucune n’avait eu le caractère de cette nuit désolée. Ce n’était plus elle dont il était question. C’était de la seule personne qu’elle respectât et aimât dans la contrée. C’était de la seule âme qui se fût intéressée à son sort et à sa solitude depuis que le mépris et l’horreur du monde avaient étendu leurs cruels déserts autour d’elle. Où Jeanne-Madelaine était-elle allée ? Qu’avait-elle fait ? Cette passion dont elle avait encore les cris dans les oreilles, et la Clotte connaissait l’empire terrible des passions ! allait-elle perdre la pauvre Jeanne ? À ces cris répondirent bientôt les gémissements des orfraies, qui se mirent, tourterelles effarées et hérissées