Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fois dans ces landes, planes comme une mer de terre, où parfois les hommes qui les parcourent d’habitude s’égarent quand la nuit est venue, ou, du moins, ont grand’peine à se maintenir dans leur chemin, je crus prudent de m’orienter avant de m’engager dans la perfide étendue et de demander quelques renseignements sur le sentier que je devais suivre. Je dirigeai donc mon cheval sur la maison de chétive apparence que je venais d’atteindre et dont la porte, surmontée d’un gros bouchon d’épines flétries, laissait passer le bruit de quelques rudes voix appartenant sans doute aux personnes qui buvaient et devisaient dans l’intérieur de la maison. Le soleil oblique du couchant, deux fois plus triste qu’à l’ordinaire, car il marquait deux déclins, celui du jour et celui de l’année, teignait d’un jaune soucieux cette chaumière, brune comme une sépia, et dont la cheminée à moitié croulée envoyait rêveusement vers le ciel tranquille la maigre et petite fumée bleue de ces feux de tourbe que les pauvres gens recouvrent avec des feuilles de chou pour en ralentir la consomption trop rapide. J’avais, de loin, aperçu une petite fille en haillons, qui jetait de la luzerne à une vache attachée par une corde de paille tressée au contrevent du cabaret, et je lui demandai, en m’approchant d’elle, ce que je désirais savoir. Mais l’aimable enfant ne jugea point à propos de me répondre, ou peut-être ne me comprit-elle pas, car elle me regarda avec deux grands yeux gris, calmes et muets comme deux disques d’acier, et, me montrant le talon de ses pieds nus, elle rentra dans la maison en tordant son chignon