Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sang patricien qui se reconnaissait et s’élançait pour se rejoindre, des sentiments et un langage qu’elle ne connaissait pas dans la modeste sphère où elle vivait, mais qu’elle avait toujours rêvés. Elle vint plus souvent chez la Clotte. Il y vint aussi, et, comme je l’ai dit, il la dévoua à ses périlleux desseins. Ce fut alors que l’amour de Jeanne pour ce chef de guerre civile, grand à sa manière, comme ce Georges Cadoudal (dont on parlait beaucoup à cette époque) l’était à la sienne, se creusa et s’envenima de douleur, de honte et de désespoir ; car, si le chef chouan avait un instant caché le prêtre, le prêtre reparut bien vite, sévère, glacé, imperturbable, le Jéhoël enfin dont on pouvait dire ce que sainte Thérèse disait du Démon : « Le malheureux ! il n’aime pas ! » Les souffrances de Jeanne furent intolérables. Elle ne pouvait les confier qu’à la Clotte, qui lui avait prédit son malheur et raconté l’histoire de Dlaïde. C’était avec cette Paria des mépris de toute une contrée qu’elle se dédommageait des impostures courageuses de sa fierté. La Clotte, en effet, l’enthousiaste impénitente, la Garce de Haut-Mesnil comme disaient les paysans de ces parages, comprenait seule cet amour, inacceptable aux âmes religieuses et tranquilles qui devraient faire l’opinion dans tous les pays.

Quant à l’abbé de la Croix-Jugan, lorsque les projets qu’il avait si opiniâtrement préparés eurent été trahis une fois de plus par la fortune de sa cause, devenu plus farouche et plus noir que jamais, il cessa de venir chez la Clotte. Il n’avait plus rien à y faire. Tout, pour lui, n’était-il pas perdu ?… Jeanne-Madelaine