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l’histoire de Jeanne. Dès le premier jour, si on se le rappelle, elle avait soupçonné tout ce que ce fatal indifférent de Jéhoël, qui avait tué Dlaïde Malgy de désespoir, apporterait de malheur à la fille de Loup de Feuardent, et elle l’en avait avertie.

« Fuyez cet homme, — lui avait-elle dit pendant quelque temps, avec l’espèce d’égarement qu’elle avait parfois et que Jeanne-Madelaine croyait le résultat de son caractère ardemment ulcéré et de la solitude épouvantable de sa vie ; — une voix m’avertit, la nuit, quand je ne dors pas, une voix qui est la voix de Dlaïde, que si vous ne fuyez pas cet homme il sera un jour votre destin. Ne dites pas non, Jeanne de Feuardent ! Est-ce que la fille des gentilshommes, ces nobles époux de la guerre, aurait peur de quelques blessures sur un front qui sait les porter ? Vous n’êtes pas un de ces faibles cœurs de femme éternellement tremblants devant des cicatrices et toujours prêts à s’évanouir dans une vaine horreur. Non ! vous êtes une Feuardent ; vous descendez d’une de ces races irlandaises, m’a dit votre père, dans lesquelles on faisait baiser la pointe d’une épée à l’enfant qui venait au monde, avant même qu’il eût goûté au lait maternel. Non, ce ne sont pas les coutures de l’acier sur un visage ouvert par les balles qui pourraient vous empêcher, vous, d’aimer Jéhoël ! »

Jeanne ne la crut pas, ou la crut peut-être. Mais elle n’évita pas cet homme, à qui elle attachait un intérêt grandiose, idéal et passionné. Entre elle et lui il y avait, pour embellir cette face criblée, la tragédie de sa laideur même, le passé des ancêtres, le