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âmes lassées des gentilshommes, ses compagnons d’armes. Les jours tombant les uns sur les autres sans amener d’événement, et les entrevues chez la Clotte entre l’abbé de la Croix-Jugan et Jeanne restant aussi fréquentes que par le passé, on vit des étonnements qui avaient l’air sournois des soupçons. « Ma foi, — disaient beaucoup de bonnes têtes, — maîtresse Le Hardouey a beau être une fille de condition, une demoiselle de Feuardent, et l’abbé de la Croix-Jugan une face criblée et couturée, pire que si toutes les petites véroles de la terre y avaient passé… le diable est bien malin, et, si j’étais maître Thomas, je ne me soucierais guères des accointances de ma femme avec ce prêtre qui, malgré ses airs d’aujourd’hui, n’a jamais beaucoup tenu à sa robe, puisqu’il s’est défroqué si vite pour aller aux Chouans. » Ces sortes de réflexions, faites en passant, finirent par acquérir une consistance qu’involontairement la malheureuse Jeanne augmenta. Elle souffrait alors des peines cruelles. Elle était arrivée à cette crise de l’amour où les preuves du dévouement ne suffisent plus à l’apaisement du sentiment qu’on éprouve. D’ailleurs, ces preuves elles-mêmes devenaient impossibles à donner. Elle avait multiplié pendant longtemps les courses les plus périlleuses, pour le compte de cet abbé, qui ne pensait qu’à relever sa cause abattue, portant des dépêches à la faire fusiller, toute femme qu’elle fût, si elle eût été arrêtée. Quand, à Blanchelande, on la croyait à Coutances pour quelque affaire de son mari, elle était sur la côte, qui n’est éloignée de Lessay que d’une