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pattes boueuses de la bête tuée le matin et les plonger dans le baquet d’eau-de-vie à laquelle on mettait le feu et dont on nous barbouillait les lèvres. Oh ! ma fille, je ne vous dirai pas les blasphèmes et les abominations qu’il entendait alors. « Tiens ! — lui disait Richard de Varanguebec en lui versant cette eau-de-vie à feu, leur régal de démons, — tu aimes mieux ça que le sang du Christ, buveur de calice ! » Mais il continuait de boire en silence, sombre comme le bois de Limore et froid comme un rocher de la mer devant les excès dont il était témoin. Non, ce n’était pas un homme comme un autre que Jéhoël de la Croix-Jugan ! Quand la Révolution est venue, il a été un des premiers qui aient disparu de son cloître. On raconte qu’il a passé dans le Bocage et qu’il a tué autant de Bleus qu’il avait jadis tué de loups… Mais pourquoi me parlez-vous de l’abbé de la Croix-Jugan, ma fille ? — interrompit la Clotte en laissant là ses souvenirs, vers lesquels elle s’était précipitée, pour revenir à la question de Jeanne Le Hardouey.

— C’est qu’il est revenu à Blanchelande et qu’hier il était aux vêpres, mère Clotte, — répondit Jeanne-Madelaine.

— Il est revenu ! — fit avec éclat la vieille femme. — Vous êtes sûre qu’il est revenu, Jeanne de Feuardent ? Ah ! si vous ne vous trompez pas, je me traînerai sur mon bâton jusqu’à l’église pour le revoir. Il a été mêlé à une mauvaise et coupable jeunesse, mais dont le souvenir me poursuit toujours. Quelquefois je crois, — reprit-elle en fermant ses yeux ardents et rigides comme si elle regardait en elle-même, — oui,