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planté une de ses aiguilles dans les cheveux de ses tempes en la regardant.

— Vère ! — fit la Clotte, — vous serez venue trop vite. Les sabots pèsent la mort par la boue qu’il fait, et le chemin doit être bien mauvais au Carrefour des Raines. Vous, qui n’êtes pas rouge d’ordinaire, vous avez les joues comme du feu.

— J’ai presque couru, — reprit Jeanne. — On va si vite quand on a l’ennui derrière soi ! Il est des jours, ma pauvre Clotte, où les ouvrages, les marchés, la maison, toute cette vie d’occupations que je me suis faite, n’empêchent pas d’avoir le cœur, on ne sait pourquoi, entre deux pierres, et vous savez bien que c’est toujours dans ces moments-là que je viens vous voir.

— Je le sais, — dit gravement la Clotte, — et je voyais bien qu’il n’y avait pas que la fatigue de la marche dans l’éclat de vos couleurs, ma fille. C’est donc aujourd’hui — reprit-elle après un silence, comme une femme qui parle une langue déjà bien parlée entre elles deux — un de nos mauvais jours ? »

Jeanne fit le geste d’un aveu silencieux. Elle courba la tête.

« Ah ! — dit la Clotte déjà exaltée, — ils ne sont pas finis, ces jours-là, mon enfant. Vous êtes si jeune et si forte ! Le sang des Feuardent, qui vous brûle les joues, se révoltera encore longtemps avant de se calmer tout à fait.

« Peut-être — ajouta-t-elle en fronçant les rides de son front — que des enfants, si vous en aviez, vous feraient plus de bien que tout le reste ; mais des enfants qui ne seraient pas des Feuardent !… »