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quatorze ans, pour la soigner. Elle ne hantait personne, et personne ne la hantait… excepté Jeanne, à qui elle avait toujours montré un bon visage, à cause de ce nom de Feuardent qui lui rappelait sa jeunesse. Jeanne, cette mésalliée qui gardait dans son âme la blessure immortelle de la fierté, trouvait une jouissance, vengeresse de tout ce que son mariage lui avait fait souffrir, dans ses rapports avec la Clotte, qui avait maudit autant qu’elle l’inexorable nécessité de ce mariage, et aux yeux de qui elle n’était jamais que la fille de Loup de Feuardent. Après cela, qui ne comprendrait la force du lien qui existait entre ces deux femmes ?… Jeanne-Madelaine, obligée de vivre avec des hommes du niveau de son mari, attachée aux intérêts d’un ménage de cultivateur, n’ayant jamais connu les mœurs d’une société plus élevée qui, sans les événements, aurait été la sienne, ignorante mais instinctive, ne sentait vivement, ne vivait réellement qu’avec la Clotte. Son âme patricienne comprimée se dilatait avec cette vieille, qui lui parlait sans cesse des seigneurs qu’elle avait connus, et dont le langage, enflammé par la solitude, par l’orgueil, par le caractère, avait parfois une extraordinaire éloquence. Pour Jeanne, qui ne connaissait que son missel, la Clotte et ses récits étaient la poésie. Cette fille perdue, et qui ne s’était pas repentie, cette vieille endurcie dans son péché, à qui personne ne tendait la main, parlait à l’imagination de maîtresse Le Hardouey comme elle consolait son orgueil. Comment ne l’eût-elle pas souvent visitée ?… Les gens du bourg s’en étonnaient. « Que diable — disaient-ils — cette sorcière