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dont le physique colossal justifiait bien un pareil nom.

Il avait été fort célèbre dans le Cotentin, pays de grands mangeurs et de buveurs intrépides, et il était devenu, sur la fin de sa vie, d’un embonpoint si considérable qu’il avait été obligé de faire une entaille circulaire à sa table pour y loger la rotonde capacité de son ventre. Le curé de Blanchelande l’avait connu, pendant l’émigration, à Jersey, où il étonnait et émerveillait les Anglais par les prodiges de son estomac, toujours prêt à tout, et le bon abbé Caillemer en avait conservé une telle mémoire qu’il n’achevait jamais un repas plantureux et gai sans parler du prieur de Regneville. On pouvait même apprécier le degré d’excitation cérébrale du curé par le nombre d’anecdotes qu’il racontait sur le prieur.

Mais la gaieté des deux convives n’atteignait pas Jeanne. Elle vivait à part de ce qu’ils disaient. Elle en était restée à l’abbé de la Croix-Jugan. Ce prêtre-soldat, ce chef de Chouans, ce suicidé échappé de la mort volontaire et à la fureur des Bleus, la frappait maintenant par le côté moral de la physionomie, comme, à l’église, il l’avait frappée par le côté extérieur. C’était un genre de sentiment qu’elle éprouvait, analogue à sa première sensation. L’horreur y était toujours, mais, chez cette femme d’action et de race, qui ne s’était jamais consolée d’avoir humilié la sienne dans une mésalliance, l’admiration pour ce moine décloîtré par la guerre civile, qui ne s’était souvenu que d’une chose, au prix du salut de son âme, c’est qu’il était gentilhomme, oui, l’admiration l’emportait alors