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laissa là l’ancien moine, dont le nom et les aventures avaient rendu tout à coup la conversation si sérieuse. Le curé et maître Le Hardouey passèrent à d’autres sujets de causerie et s’égayèrent vers la fin du repas. Une bûche énorme brûlait dans la vaste cheminée, sous le manteau de laquelle la table était placée, et cette bûche, qui se dissolvait peu à peu en charbons flambants, entourait nos trois convives d’une chaude atmosphère et joignait son influence à cette excitation qui vient de tout repas fait en commun, surtout quand il est arrosé d’un cidre en bouteille ambré, pétillant et mousseux, que le curé appelait en riant « un aimable casse-tête du bon Dieu ».

« Pas vrai, monsieur le curé, qu’il n’est pas mauvais ? — disait maître Thomas avec le double sentiment de l’homme qui possède et de l’homme qui a créé ; — c’est un caramel pour la couleur et pour le goût. J’ai moi-même goûté à chaque pomme dont il a été fait.

— Sainte Vierge ! — répondait le curé, les mains jointes sur son rabat, sa pose favorite, et avec une humide jubilation sur les lèvres et dans le regard, — ce devait être du pareil cidre que buvait le fameux prieur de Regneville avec M. de Matignon quand le tonnerre tomba sur le prieuré et leur mit le ciel du lit sur la tête, comme un dais dont ils eussent été les bâtons, sans qu’ils en sentissent la moindre chose et prissent seulement la peine de se déranger. »

C’était une anecdote du pays. Le prieur de Regneville était un de ces prêtres grands viveurs, une de ces granges à dîme, comme on dit encore en Normandie,