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— C’est l’abbé de la Croix-Jugan, ma chère madame, — fit le curé en nouant sa serviette sous son menton pour ne pas gâter, en mangeant, sa belle soutane des dimanches, — et vous avez tort de prendre pour de la fierté, je vous l’ai déjà dit, maître Le Hardouey, le refus qu’il a fait de souper avec nous ce soir, car je sais, de source certaine, qu’il est invité, depuis huit jours, chez Mme la comtesse de Montsurvent.

— Humph ! — fit Le Hardouey d’un ton défiant et incrédule, — ne dites pas que celui-là n’est pas fier, monsieur le curé. Je ne suis pas déniché d’hier matin, et me connais encore à l’air des hommes… Mais, Dieu de Dieu ! où donc a-t-il pris ces effroyables blessures qui lui ont retourné le visage comme le soc de la charrue retourne un champ ?

— Ah ! sainte mère de Dieu ! fit le curé, qui avalait ore profundo une large cuillerée de soupe aux choux, — c’est une assez tragique histoire ! »

Et, commère comme il était, il entama l’histoire de l’abbé de la Croix-Jugan.

« C’était — apprit-il à ses hôtes — le quatrième fils du marquis de la Croix-Jugan, l’un des plus anciens noms du Cotentin avec les Toustain, les Hautemer et les Hauteville. Selon la coutume de la noblesse de France, l’aîné de la Croix-Jugan avait succédé aux biens considérables de son père, et, plus tard, avait émigré. Le cadet, entré dans la Maison du Roi, était, au commencement de la Révolution, lieutenant aux gardes du Corps, et avait été, le 10 août, massacré en défendant la porte de Marie-Antoinette. Le