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tout, autour d’elle, la lui rejetait. Il y a parfois dans la vie de ces entrelacements de circonstances qui semblent donner le droit de croire au destin ! Les domestiques sortis ou couchés, après leur repas du soir, Jeanne-Madelaine ordonna le souper de son mari et le sien.

Habituellement, maître Thomas Le Hardouey, quand il n’était pas aux foires et aux marchés des cantons voisins, ne rentrait guère au Clos que vers sept heures, pour souper tête à tête avec sa femme ou un ami en tiers, quelque fermier des environs, invité à venir jaser, à la veillée. La maison du Clos qu’ils habitaient était un ancien manoir un peu délabré vers les ailes, séparé de la ferme, placé au fond d’une seconde cour, et quoique ce manoir fût divisé en plusieurs appartements, qu’il y eût une salle à manger et un salon de compagnie où Jeanne avait rangé, avec un orgueil douloureux, toute la richesse mobilière qu’elle avait de son père, c’est-à-dire quelques vieux portraits de famille des Feuardent, cependant elle et son mari mangeaient sur une table à part, dans leur cuisine, ne croyant pas déroger à leur dignité de maîtres ni compromettre leur autorité en restant sous les yeux de leurs gens.

C’est une idée du temps présent, où le pouvoir domestique a été dégradé comme tous les autres pouvoirs, de croire qu’en se retirant de la vie commune on sauvegarde un respect qui n’existe plus. Il ne faut pas s’abuser : quand on s’abrite avec tant de soin contre le contact de ses inférieurs, on ne préserve guère que ses propres délicatesses, et qui dit